Il y a une différence essentielle entre comprendre quelque chose intellectuellement et l’éprouver de façon viscérale — comme lire un manuel de physique plutôt que de regarder MythBusters faire exploser un chauffe-eau.
Le manuel explique que chauffer de l’eau dans un système fermé génère une pression, car l’eau cherche à augmenter son volume.
Vous lisez la théorie, vous saisissez la physique du changement d’état.
Mais MythBusters démontre comment cette pression peut transformer un chauffe-eau en une fusée propulsée à 150 mètres de hauteur.
En regardant leur vidéo YouTube, vous percevez la réalité d’une explosion de vapeur dévastatrice.
Parfois, montrer vaut mieux qu’expliquer.
La semaine dernière, Brian Armstrong a illustré la théorie de la réflexivité de George Soros dans une expérience grandeur nature qui aurait fait la fierté des MythBusters.
Après avoir répondu aux analystes lors de la publication des résultats de Coinbase, Armstrong a énoncé tous les mots restants sur lesquels les marchés de prédiction misaient qu’il les prononcerait.
« J’ai suivi le marché de prédiction sur ce que Coinbase dirait lors de son prochain appel de résultats », a-t-il déclaré en toute fin de séance. « Et je veux simplement ajouter ici les mots Bitcoin, Ethereum, blockchain, staking et Web3. »

Cela a suscité des réactions partagées : certains ont trouvé la démarche amusante, d’autres y ont vu une manipulation de marché.
Pour ma part, je n’irais dans aucun de ces sens.
J’y vois plutôt une illustration éloquente du fonctionnement réel des marchés financiers, conformément à la théorie de Soros selon laquelle les prix influencent la valeur même des actifs qu’ils sont censés évaluer.
Soros, qui voulait être philosophe avant de devenir milliardaire à la tête d’un hedge fund, attribue sa réussite à l’identification d’une faille dans la théorie des marchés efficients : « Les prix du marché faussent systématiquement les fondamentaux. »
Plutôt que de refléter fidèlement les fondamentaux d’un actif, comme le suggère la pensée dominante, les marchés financiers modèlent activement la réalité qu’ils sont censés mesurer.
Soros cite la vogue des conglomérats des années 1960 : les investisseurs pensaient que ces groupes pouvaient créer de la valeur en rachetant des entreprises plus petites et moins onéreuses, faisant ainsi grimper le cours de leurs actions — ce qui leur permettait ensuite de racheter d’autres sociétés grâce à leurs titres surévalués.
En somme, cela a engendré une boucle de rétroaction ininterrompue et circulaire où la perception des acteurs influençait les événements sur lesquels ils misaient, et ces événements modifiaient à leur tour leur perception.
Aujourd’hui, Soros prendrait sans doute l’exemple de sociétés de trésorerie en actifs numériques comme Strategy, que Michael Saylor présente aux investisseurs en avançant, de façon circulaire, qu’il faut valoriser les actions Strategy sur un multiple de leur VL parce que c’est précisément le fait de se négocier sur un multiple de la VL qui leur confère de la valeur.
Dans un texte de 2009, Soros mobilise sa théorie de la réflexivité pour expliquer que la cause profonde de la crise financière mondiale résidait dans l’erreur d’appréciation fondamentale selon laquelle « la valeur des garanties immobilières serait indépendante de la disponibilité du crédit ».
Selon l’opinion générale, les banques avaient simplement surévalué les biens immobiliers servant de garantie à leurs prêts, tandis que les investisseurs avaient payé trop cher les dérivés adossés à ces créances.
Et parfois, il s’agit bien d’un simple écart de valorisation.
Mais Soros soutient que la dimension exceptionnelle de la crise de 2008 ne s’explique que par une boucle de rétroaction : les investisseurs ont surpayé le crédit, ce qui a fait grimper la valeur des garanties sous-jacentes : « Lorsque le crédit devient meilleur marché et plus accessible, l’activité repart et la valeur de l’immobilier augmente. »
Et la hausse des prix immobiliers incite alors à surpayer davantage encore le crédit.
En théorie, les prix des dérivés de crédit type CDO devraient refléter la valeur de l’immobilier. En réalité, ils l’ont façonnée.
Voilà comment un manuel présenterait la théorie de la réflexivité financière de Soros.
Mais Armstrong n’a pas seulement expliqué la théorie, il l’a incarnée, à la manière de MythBusters.
En prononçant les mots sur lesquels on pariait qu’il les dirait, il a prouvé que la perception des acteurs (le marché de prédiction) pouvait concrètement façonner un résultat (ses propos) — exactement ce que Soros exprime quand il affirme que les prix de marché peuvent altérer les fondamentaux sous-jacents.
La leçon s’avère d’autant plus opportune que la bulle actuelle sur l’IA est l’équivalent de l’expérience d’Armstrong, mais à l’échelle de plusieurs milliers de milliards : on croit à l’avènement de l’AGI, on investit dans OpenAI, Nvidia, les data centers, etc., ce qui rend l’AGI plus probable, ce qui attire encore davantage d’investisseurs vers OpenAI, et ainsi de suite…
Cela illustre parfaitement le célèbre commentaire de Soros sur les bulles : il se précipite à l’achat, car acheter fait grimper les prix et la hausse des prix renforce les fondamentaux — ce qui attire encore plus d’acheteurs.
Mais Soros met en garde contre la foi dans les prophéties autoréalisatrices : dans une bulle extrême, les investisseurs font monter les prix plus vite que les prix ne peuvent soutenir les fondamentaux.
« Un processus de rétroaction positive qui va jusqu’à son terme est d’abord auto-renforçant », écrivait Soros à propos de la crise financière mondiale, « mais il est voué à atteindre un point culminant ou de retournement, à partir duquel il s’auto-alimente dans le sens inverse. »
Autrement dit, les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et les bulles ne gonflent jamais indéfiniment.
On ne dispose, hélas, d’aucune expérience façon MythBusters pour le démontrer.
Mais, au moins, il est désormais clair que les prix de marché peuvent déclencher des événements, comme des mots prononcés lors d’un appel de résultats.
Alors, pourquoi pas l’AGI ?





